Il m'est arrivé récemment de parler à quelqu'un de quelqu'un d'autre, qui se trouvait dans la même pièce que nous, mais que je désignais à la troisième personne.
On m'en fit justement le reproche, car dire « il » ou « elle » en parlant d'une personne qui est présente constitue, sous des dehors anodins, quelque chose d'extrêmement grossier ou violent. Et j'étais en effet ce jour-là de fort mauvaise humeur (cela m'arrive), et irrité contre celui que je nommais « il ».
Le lendemain, je lus par hasard un article de journal où était cité ce passage de Roland Barthes qui me stupéfia : « Il » est méchant. C'est le mot le plus méchant de la langue : pronom de la non-personne, il annule et mortifie son référent ; on ne peut l'appliquer sans malaise à qui l'on aime ; disant de quelqu'un « il », j'ai toujours en vue une sorte de meurtre par le langage (Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, 1975).
Martin Buber
Une sorte de meurtre... Barthes n'y allait pas de main morte. J'ai voulu en savoir plus, et je n'ai pas tardé à trouver Martin Buber, et son livre Je et Tu (1935). Buber, philosophe et poète, y explique que notre relation au monde est duelle. Le "Je" n'existe pas indépendamment d'un "Tu" ou d'un "cela". Et si la relation Je-Tu fonde le dialogue, dans lequel l'autre est reconnu comme être singulier, le rapport Je-Il, ou Je-cela, s'ancre dans le monologue, et transforme l'autre en objet. Or l'homme ne s'accomplit que dans l'ouverture à l'autre, et dans l'acceptation du risque qu'il prend d'être transformé par lui. C'est face au "Tu" qu'il advient à lui-même. Poser l'autre en "Il" est une réification, un acte de fermeture dans lequel "Je" ne s'épanouira jamais.
Une nouvelle fois, j'étais ramené à Ibn Arabi et à son Lunatic Lover, dont je redécouvrais, par cet étrange détour, l'inimaginable profondeur.